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Tag - Antonio Fatas

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samedi 22 septembre 2018

La Grande Modération est-elle de retour ?

« La "Grande Modération" est un terme qui a été utilisé pour désigner la réduction de la volatilité du cycle d’affaires que l’on a pu observer dans plusieurs pays développés. Elle a débuté au milieu des années quatre-vingt et elle coïncida avec la période de temps où l’inflation est revenue à un faible niveau (elle est restée faible et stable depuis lors).

Il y a un débat à propos des causes de la Grande Modération. Certains estiment que les banques centrales ont joué un rôle crucial derrière ce phénomène, tandis que d’autres pensent que c’est avant tout dû à la chance. Certains considèrent que la crise qui a éclaté à la fin de l’année 2007 a mis un terme à ce phénomène et qu’elle a validé les théories qui expliquaient principalement celui-ci par la chance. La récession sévère et prolongée qui a débuté en 2007 a remis en question l’idée que les cycles d’affaires soient devenus moins volatiles.

Mais en regardant la volatilité à partir de notre point de vue, c’est-à-dire l’année 2018, il apparaît que la "Grande Modération" pourrait être encore d’actualité, du moins pour l’économie américaine. J’ai calculé ci-dessous la volatilité sur cinq ans de la croissance du PIB américain (en utilisant des données trimestrielles, les taux de croissance calculés relativement à l’année précédente).

GRAPHIQUE 1 Ecart-type sur cinq ans de la croissance du PIB réel des Etats-Unis

Antonio_Fatas__Ecart-type_sur_cinq_ans_croissance_PIB_Etats-Unis.png

Les données parlent d’elles-mêmes. Il y a une réduction marquée de la volatilité au milieu des années quatre-vingt qui a persisté jusqu’à 2007. Ensuite, il y a une hausse manifeste de la volatilité, en raison de la Grande Récession. Mais au cours des dernières années, la volatilité a diminué pour atteindre ses plus faibles niveaux. C’est la conséquence d’une croissance du PIB très stable et du fait que l’économie américaine connaisse la deuxième plus longue expansion de son histoire. (Il faudrait qu'elle dure encore au moins pendant 10 mois pour qu’elle devienne la plus longue.)

Ce qui est intéressant, c’est qu’en regardant l’ensemble de la période allant de 1985 jusqu’à aujourd’hui, on constate que le PIB est resté moins volatile qu’au cours des décennies précédentes, et ce malgré l’accroissement de la volatilité suite à la crise financière mondiale. La Grande Modération semble bien vivante dans les données américaines.

GRAPHIQUE 2 Ecart-type sur cinq ans de la croissance du PIB réel de la France

Antonio_Fatas__Ecart-type_sur_cinq_ans_croissance_PIB_France.png

Et voici la même analyse mais en utilisant cette fois-ci les données françaises. Il y a un schéma similaire, même si les données commencent plus tard, lorsque la volatilité était faible, si bien que ce sont les années soixante-dix qui semblent être exceptionnelles, cette décennie ayant été marquée par une plus forte volatilité qu’à toute autre période. Et l’accroissement de la volatilité après 2007 est plus forte, en partie parce que la zone euro a basculé dans une seconde récession autour de 2012. »

Antonio Fatás, « Is the Great Moderation back », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 10 septembre 2018. Traduit par Martin Anota



aller plus loin…

« Et si la Grande Modération ne s’était jamais achevée ? »

« Minsky avait raison : la faible volatilité alimente l’instabilité financière »

samedi 27 janvier 2018

L’énorme dette et les banques centrales toutes-puissantes

« En 2017, la croissance du PIB s’est accélérée et a ainsi solidifier une expansion mondiale qui s’était montrée jusqu’alors assez lente et erratique. Le nombre de pays croissant à un rythme cohérent avec leur potentiel a atteint des niveaux qui n’avaient pas été vus avant la crise financière mondiale. Comme l’expansion s’accélère et, dans certains cas, devient longue au regard des précédentes expansions, il est temps de se demander d’où la prochaine crise va venir et comment lui faire face.

Parmi les diverses raisons qui pourraient expliquer pourquoi le monde est susceptible de basculer dans une nouvelle récession, il y en a une que l’on entend souvent et qui est liée au récit que nous avons forgé après la crise de 2008. Nous nous retrouverions à nouveau avec des niveaux de dette à un niveau record, des bulles sur les marchés d’actifs et nous n’aurions de la croissance qu’avec le soutien des banques centrales.

Par exemple, voici un extrait où Stephen Roach fait ses pronostics pour 2018 et où il se montre inquiet parce que "les économies réelles ont été soutenues artificiellement par des prix d’actifs faussés et la lente normalisation va seulement prolonger cette dépendance. Pourtant quand les bilans des banques centrales commenceront enfin à se contracter, les économies dépendantes de leurs actifs vont à nouveau se retrouver en péril. Et les risques sont susceptibles d’être bien plus sérieux aujourd’hui qu’il y a une décennie en raison non seulement des énormes bilans des banques centrales, mais aussi de la surévaluation des actifs".

Et voici un extrait d'une chronique du Financial Times dont l'auteur s'inquiète des niveaux de dettes mondiales : "pour deux raisons, l’économie mondiale vit à sursis. Premièrement, la croissance économique mondiale est si dépendante de la dette qu’aucune grande économie ne peut faire face à un resserrement rapide des conditions monétaires. Deuxièmement, les banques centrales doivent inverser leurs politiques, puisque des taux continuellement bas et un endettement excessif peut bien se traduire par un cocktail explosif de multiples bulles des prix d’actifs".

Ce sont deux exemples d’un même récit. Un récit où les banques centrales sont jugées responsables d’avoir généré une croissance « artificielle » qui aurait mené aux déséquilibres prenant la forme de prix d’actifs surévalués et d’une dette excessive.

Ce récit n’est pas infondé. Plusieurs crises passées ont été précédées par une croissance excessive du crédit et des bulles sur les marchés d’actifs. Cependant, il y a plusieurs nuances qui importent dans cette analyse. Toutes les dettes ne sont pas mauvaises et il ne suffit pas de regarder la valeur record des cours boursiers pour juger du risque.

Voici une liste non exhaustive d’arguments où les détails se révèlent cruciaux pour ce récit :

1. Les banques ne sont pas aussi puissantes. L’idée qu’une poignée de banques centrales ait réussi à créer une croissance mondiale artificielle et à réduire les taux d’intérêt pour toutes les maturités dans (pratiquement) tous les pays à travers le monde sans générer d’inflation ne peut être exacte (du moins je n’ai vu aucun modèle économique qui puisse générer une telle prédiction). L’idée que la liquidité créée par certaines banques centrales voyage à travers le monde et pousse les prix d’actifs à la hausse partout n’est pas exacte ; ce n’est pas ce que les banques centrales font. Les banques centrales émettent de la liquidité (qui devient un actif pour quelqu’un) en retirant un autre type d’actifs. Pour chaque passif, il y a un actif.

Le récit des banques centrales surpuissantes semblait assez raisonnable lorsque le marché boursier américain semblait être alimenté par le gonflement du bilan de la Fed…

… jusqu’à ce que la banque centrale cesse d’accroître son bilan et que le marché boursier croisse de 40 % supplémentaires.

2. Toutes les dettes ne sont pas mauvaises. Il y a deux choses évidentes à souligner ici. Premièrement, nous pouvons certes critiquer les marchés financiers pour leurs excès, mais nous ne devons pas oublier que le développement financier est essentiel pour le développement économique. Il y a une forte corrélation entre le PIB par tête et les indicateurs du développement financier. Et une mesure courante du développement financier est le ratio dette sur PIB. Si la dette augmente, cela signifie que des transactions financières qui n’auraient pas eu lieu sinon ont pu être réalisées. Si vous achetez un logement avec un crédit immobilier, cela signifie que vous posséder un logement aujourd’hui au lieu d’avoir à épargner le montant du logement pour pouvoir l’acheter. Cela ne signifie pas que les dépenses soient excessives. En fait, vous pouvez ne pas accroître vos dépenses en services de logement. Au lieu de louer un logement, vous possédez l’actif et payez un loyer à vous-même. Le risque va dans les deux sens. Si vous le possédez et que les prix chutent, vous n’en serez pas content. Mais si vous restez locataire et que les prix augmentent, vous allez vous considérer comme plus pauvre. Deuxièmement, il ne faut pas oublier que le monde n’a pas de dette (nette). Pour chaque passif, il y a un actif. Il n’est pas possible que nous vivions tous au-delà de nos moyens en transférant notre consommation future à la période courante. A nouveau, les détails importent et nous devons voir des déséquilibres spécifiques dans les segments de l’économie, que ce soit des pays, différents agents économiques (le gouvernement, le secteur privé, les ménages, un ensemble particulier d’entreprises…) ou une combinaison de ceux-ci.

3. Oui, les prix d’actifs sont à un niveau élevé, mais cela n’implique pas que des bulles soient prêtes à éclater. La différence entre cet épisode et les précédentes bulles est qu’aujourd’hui tous les prix d’actifs sont élevés. Avant que se forme la bulle boursière dans les années quatre-vingt-dix, les cours boursiers ont atteint des niveaux jamais vu auparavant. Mais ce qui est plus grave, c’est qu’en comparaison des autres actifs, par exemple les obligations, ces prix semblaient bien plus déconnectés de la réalité. La prime de risque implicite sur le marché boursier à la fin des années quatre-vingt-dix aux Etats-Unis s’élevait probablement au faible niveau de 1 %. Cela ne faisait pas sens. A l’inverse, aujourd’hui, les cours boursiers sont élevés (lorsqu’on les mesure au regard des résultats), mais de même pour les cours obligataires. La prime de risque implicite sur le marché boursier est susceptible d’être autour de 4-5 %. Légèrement inférieure aux moyennes historiques, mais absolument pas proches de n’importe quel niveau que l’on a pu voir lorsque des bulles se sont formées dans les années quatre-vingt-dix. Ces prix d’actifs surévalués à travers plusieurs classes d’actifs collent mieux avec le récit d’un autre équilibre entre épargne mondiale (élevée) et investissement mondial (faible). Aussi longtemps que ces forces ne changent pas, les prix d’actifs élevés et les faibles taux d’intérêt sont susceptibles de persister.

Si mon raisonnement est correct, alors pourquoi ce récit simpliste à propos des dettes et des excès reste si courant dans l’analyse économique aujourd’hui ? Je pense que c’est un récit simple, mais convaincant, se rapprochant de ce que Robert Shiller décrit dans cet article. Shiller affirme que lorsque cela touche à l’économie, le storytelling et les récits puissants dominent notre perception de la réalité.

Une dernière remarque (…) : il y a plein de risques qui devraient nous amener à nous inquiéter concernant cette nouvelle année. Il n’y a pas de place pour un excès d’optimisme. Mais il est excessif de se focaliser sur la dette, les bulles et l’influence négative des banques centrales. Si nous continuons à le faire lorsque nous essayons de déceler d’où peut provenir la prochaine crise, nous risquons de la manquer. »

Antonio Fatás, « The narrative of high debt and powerful central banks », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 5 janvier 2018. Traduit par Martin Anota

mercredi 30 novembre 2016

L’OCDE et son étrange révision procyclique des multiplicateurs budgétaires



« L’OCDE vient juste de publier son Global Economic Outlook de novembre 2016. Ses prévisions suggèrent une accélération des taux de croissance à travers le monde, en particulier dans les pays qui prévoient de mettre en œuvre une expansion budgétaire. Dans le cas des Etats-Unis, l’OCDE (qui s’appuie sur le programme de l’administration Trump) s’attend à une accélération de la croissance du PIB et estime que celle-ci devrait atteindre 3 % en 2018.

Je suis soulagé de voir que l’OCDE est plus ouverte à l’idée qu’une expansion budgétaire puisse être le bon choix en matière de politique économique dans un environnement de faible croissance économique. Je suis aussi très heureux de voir que l’OCDE soit prête à admettre l’idée que les multiplicateurs budgétaires soient plus larges que ce qu’elle pensait précédemment.

Mais je suis intrigué à l’idée que l’OCDE semble ignorer ses précédentes préconisations, particulièrement désastreuses, en matière de politique économique. Et je suis encore plus intrigué de constater qu’elle révise ses estimations des multiplicateurs budgétaires (en particulier pour les réductions d’impôts) au mauvais moment du cycle d’affaires, lorsque l’économie doit être plus proche de son plein emploi.

Voici l’histoire : en 2011, plusieurs pays développés ont abandonné la relance budgétaire pour embrasser l’austérité, alors même que leurs taux de croissance étaient faibles et leurs taux de chômage élevés. Au cours de ces années, l’OCDE semblait d’accord avec cette généralisation de l’austérité, au vu des niveaux élevés de dette publique (la consolidation budgétaire lui semblait nécessaire). Elle avait tout à fait conscience qu’il y avait certains effets négatifs sur la demande globale, mais comme elle supposait que les multiplicateurs étaient d’environ 0,5 (alors même que les économies étaient au cœur d’une crise avec d’énormes taux de chômage !), elle pensait que le coût de l’austérité ne serait pas très élevé.

Aujourd’hui, dans une économie où le taux de chômage est inférieur à 5 %, où la croissance des salaires et l’inflation retournent à des valeurs normales et où la banque centrale s’apprête à relever son taux d’intérêt, l’OCDE retourne sa veste et annonce qu’elle change ses estimations des multiplicateurs budgétaires pour les rapprocher de l’unité, alors même que les mesures budgétaires qui ont été annoncées consistent pour l’essentiel à réduire les impôts pour les ménages les plus aisés, c’est-à-dire ceux qui présentent la plus faible propension à consommer.

C’est ce que j’appellerais une révision procyclique des multiplicateurs budgétaires. Appeler à l’austérité budgétaire au milieu d’une crise économique et à la relance budgétaire en période d’expansion. C’est l’opposé de ce qui constitue la politique budgétaire optimale !

Et, bien sûr, les médias (notamment le Financial Times) ont présenté l’étude de l’OCDE comme validant les politiques de la nouvelle administration au pouvoir aux Etats-Unis. Je laisse pour un autre billet (plus long) l’absence de toute discussion sérieuse des risques associés à la présidence Trump. Cela me dérange tout particulièrement, de la part d’une organisation qui s’est montrée obsédée par les risques d’inflation et d’appréciation excessive des prix d’actifs durant la crise. »

Antonio Fatás, « The OECD procyclical revision of fiscal policy multipliers », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 9 août 2016. Traduit par Martin Anota

mercredi 17 août 2016

Les banques centrales sont capables de réduire les taux d’intérêt, mais pas d’accroître l’inflation ?

« La semaine dernière, la Banque d’Angleterre a diminué ses taux d’intérêt. Avec les précédentes mesures que la BCE et la Banque du Japon ont récemment adoptées et la faible probabilité que la Réserve fédérale des Etats-Unis accroisse prochainement ses propres taux, cela nous rappelle que la normalisation des taux d’intérêt vers le territoire positif dans les économies développées va devoir attendre encore quelques mois, voire quelques années (ou des décennies ?).

Les propos de la Banque d’Angleterre ne sont pas très différents de ceux que la Banque du Japon et la BCE ont pu récemment tenir. Comme ses consœurs, elle a déclaré qu'elle pouvait encore réduire les taux d’intérêt si nécessaire (ou être plus agressive avec les achats d’actifs dans le cadre d’un assouplissement quantitatif).

Les taux d’intérêt à travers le monde diminuent davantage. Les niveaux actuels des taux d’intérêt à long terme ont rendu la courbe des rendements extrêmement plate. Et dans plusieurs pays (par exemple la Suisse), les taux d’intérêt à tous les horizons chutent en territoire négatif.

Le fait que les taux d’intérêt à long terme soient si faibles est typiquement interprété comme la conséquence des achats d’actifs à grande échelle par les banques centrales autour du monde. En fait, beaucoup y voient un succès des actions de politique monétaire.

Mais si la politique monétaire était vraiment efficace, nous nous attendrions à ce que les anticipations d’inflation et de croissance soient revues à la hausse. Ces deux forces devraient pousser les taux d’intérêt de long terme à la hausse et non à la baisse : Quelque chose ne va pas quand cela touche à la politique monétaire et cela résulte soit de forces que les banques centrales sont incapables de contrer, soit du fait que les actions ou les communications des banques centrales ne sont pas celles qui sont appropriées.

Concernant les communications, je vais répéter un argument que je déjà avancé par le passé : Quand les banques centrales répètent encore et encore qu’elles peuvent diminuer plus amplement les taux d’intérêt, elles laissent trompeusement certains croire que les plus faibles taux d’intérêt (à long et à court terme, réels et nominaux) constituent une mesure du succès de la politique monétaire. Ce n’est pas le cas. De plus faibles taux d’intérêt nominaux à toutes les maturités ne peuvent être un objectif quand l’inflation et la croissance sont vues comme trop faibles. Il n’y a succès que si l’on se retrouve avec des taux d’intérêt nominaux plus élevés. Et un succès doit finir par se traduire à un moment ou à un autre par une courbe de rendement plus pentue et non plus aplatie.

Pourquoi les banques centrales se plantent-elles dans leurs communications ? J’ai deux explications possibles en tête :

1. Elles peuvent vouloir signaler qu’elles sont puissantes et qu’elles ne sont pas à court de munitions. Répétez après moi : "Les taux d’intérêt sont faibles et ils peuvent davantage s’affaiblir".

2. C’est vraiment une époque intéressante. Avec les taux d’intérêt de court terme collés autour de zéro, toute modification de la courbe de rendements ne peut passer que par les taux de long terme. En outre, l’assouplissement quantitatif et les achats massifs d’actifs constituent également un nouveau phénomène qui n’est pas encore bien compris par les participants aux marchés.

Je pense que ce qui envoie les taux d’intérêt à long terme à des niveaux toujours plus faibles, c’est la combinaison de circonstances qui sont inhabituelles au regard des normes historiques et de la difficulté que les banques centrales rencontrent lorsqu’il s’agit de communiquer une stratégie de politique monétaire complexe. Ces niveaux de taux d’intérêt ne sont pas cohérents avec un quelconque scénario raisonnable pour la croissance économique ou les taux d’intérêt des prochaines décennies. Quand les taux d’intérêt de 30 ou même 50 ans sont négatifs ou proches de zéro, quelque chose ne va pas. Soit c’est la fin de la croissance telle que nous l’avons connue ou le début d’une longue période d’inflation extrêmement faible combinée à la déflation, soit nos anticipations se plantent sérieusement et nous sommes sur le point d'avoir une intéressante surprise. »

Antonio Fatás, « You can lower interest rates but can you raise inflation? », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 9 août 2016. Traduit par Martin Anota

lundi 8 août 2016

Les experts, les faits et les médias

« Jean Pisani-Ferry a écrit un billet très intéressant sur la nécessité d’avoir des experts de confiance dans une démocratie. Le billet s’attaque aux critiques que les experts économiques ont essuyées suite au référendum du Brexit. Il écrit notamment : "La démocratie représentative se fonde non seulement sur le suffrage universel mais aussi sur la raison. Idéalement, les délibérations et les votes doivent se traduire par des décisions rationnelles qui s’appuient sur l’état des connaissances pour permettre aux décisions politiques d’améliorer le bien-être des citoyens".

Très bien dit ! Il souligne aussi le fait que le manque d’influence d’experts économiques ne diffère pas de celui des autres experts (comme l’illustrent notamment les débats sur le changement climatique, les OGM…). Je partage cette idée et je pense que la défiance vis-à-vis des experts économiques est simplement plus manifeste en raison de leur influence (ou de leur manque d’influence) dans les débats politiques qui sont pourtant plus présents dans les médias que les débats sur les questions scientifiques. Comment améliorer la confiance vis-à-vis des experts ? Ce n’est pas évident, selon Pisani-Ferry. Ce qui est nécessaire, c’est une combinaison de discipline parmi la communauté d’experts, d’un système éducatif qui équipe les citoyens avec les outils pour distinguer entre faits et fiction et le développement de meilleurs espaces pour le dialogue et le débat informé.

Bonne chance ! Malheureusement nous sommes très loin de ce scénario idéal. L’éducation n’a jamais touché autant de citoyens qu’aujourd’hui, en particulier dans les économies développées, mais nous voyons peu de différence. Il est possible que la complexité des questions sur lesquelles portent les débats soit d’un tel niveau qu’elle ne permettre pas toujours d’avoir une discussion informée basée sur les faits et non sur l’idéologie. Ceux qui expriment leur opinion en s’appuyant soit sur des faits erronés, soit sur absolument aucun fait sont susceptibles de convaincre un large public et d’être aussi influents que ceux qui s’appuient avec rigueur sur les faits. Et les médias n’agissent pas du tout comme un filtre, peut-être parce que la controverse fait vendre ou parce qu’il y a la volonté de présenter une vision "équilibrée" du débat ou bien encore simplement en raison de l’auto-intérêt.

Voici un exemple tout frais qui illustre ce point. Le Financial Times a publié deux articles le 2 août sur les mérites de l’assouplissement quantitatif (quantitative easing). Le premier appelle à une poursuite du programme d’assouplissement quantitatif avec pour arguments qu’il fonctionne et qu’il faut juste augmenter le dosage. Le second développe l’idée que l’assouplissement quantitatif, ainsi que la relance budgétaire, sont de mauvais outils à utiliser pour accélérer la reprise et qu’ils sont susceptibles d’aboutir à une catastrophe.

Si vous lisez le deuxième article vous noterez l’usage de faits douteux et d’un raisonnement économique que n’importe quelle personne ayant eu des cours d’économie devrait considérer comme bancal. Prenons un exemple. L’article commence en indiquant que la dette mondiale représente 300 % du PIB et affirme ensuite que : "Si le taux d’intérêt moyen est de 2 %, alors une dette représentant 300 % du PIB signifie que l’économie doit croître à un taux nominal de 6 % pour couvrir les intérêts".

C’est tout simplement faux et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, l’accroissement de la dette dans le monde s’accompagne d’une hausse d’actifs de même ampleur. Deuxièmement, les intérêts versés par les emprunteurs vont aux prêteurs. Donc le monde (ou un pays donné) n’a pas à trouver de revenu pour payer les intérêts, puisque c’est un transfert allant des emprunteurs aux prêteurs. Troisièmement, les emprunteurs doivent payer les intérêts, mais si la dette correspond à un prêt hypothécaire obtenu pour acheter un logement, alors je n’ai plus à payer de loyer. Observer les seuls paiements (ou les passifs sans prendre en compte les actifs) est trompeur. Quatrièmement, le chiffre de 300 % ne peut être associé à un pays ou à un gouvernement, puisque la plupart de la dette est interne. Aucun pays n’a de dette externe qui soit proche de ce niveau. La même chose est vraie pour les gouvernements (avec l’exception du Japon qui n’en est pas loin, mais, encore une fois, l’essentiel de sa dette est interne, donc les intérêts que le gouvernement japonais a à payer sont versés aux citoyens japonais qui sont précisément les contribuables). Cinquièmement, même si un gouvernement qui a une dette s’élevant à 300 % du PIB, le calcul ci-dessus est simplement faux. Si les taux d’intérêt sont de 2 %, vous devez avoir une croissance du PIB de 2 % (et non de 6 %) pour être sûr que le ratio dette sur PIB n’augmente pas (aussi longtemps que votre nouvel endettement et votre l’épargne soient nul, bien sûr). C’est quelque chose qui est enseigné dans les cours d’économie. Les auteurs de l’article ont confondu la valeur des intérêts et la croissance nécessaire pour rendre ce niveau de dette soutenable.

Le reste de l’article contient plusieurs autres erreurs. C’est embarrassant de voir que le Financial Times ait publié un article d’une si piètre qualité.

Est-ce que cet article va influencer la vue de certains quant au débat autour de la politique monétaire ? Je ne le sais absolument pas, mais ce que je sais par contre, c’est que la vue pessimiste dont l’article se nourrit à propos du rôle des politiques monétaire et budgétaire est suffisamment populaire assez pour influencer le débat autour des politiques économiques et la mise en œuvre de ces dernières.

Ainsi, nous sommes très loin d’avoir des débats informés et factuels à propos des questions économiques (et scientifiques) qui finissent par façonner les dynamiques économiques et sociales. En tant qu’économiste, je continue de faire de mon mieux en partageant mes vues et mes analyses auprès de la plus grande audience qu’il m’est possible d’avoir à travers des billets de blog comme celui-ci, mais il est déprimant de voir que beaucoup de personnes qui s’appuient sur des analyses erronées réussissent très souvent à toucher un plus large public, a fortiori en obtenant la bénédiction de médias respectés. »

Antonio Fatás, « Experts, facts and media », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 3 août 2016. Traduit par Martin Anota

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